Jacques HELLEMANS


Préfiguré par Marshall Mc Luhan qui annonçait la fin de la galaxie Gutenberg, le phénomène Internet, révolution Internet devrais-je dire, rendra-t-il les bibliothèques obsolètes dès lors qu'il est possible de faire défiler les données, les images, sur son écran de télévision ou d'ordinateur? Quel regard porter sur ces pratiques embryonnaires? Quelles perspectives présentent ce nouvel outil de diffusion d'information. Comment prendre place dans cette révolution technologique et pour terminer comment en faire un outil de développement au service de tous, un instrument de démocratisation du savoir?

Internet n'est en fait rien d'autre qu'une nouvelle possibilité de communication entre les hommes, comme l_a été le téléphone en son temps. Contraction des termes anglais pour réseaux interconnectés, Internet est l_association et la mise en contact de plusieurs milliers de réseaux informatiques établis sur la planète. Il permet à tous les ordinateurs raccordés par ligne téléphonique, câble ou satellite d_échanger des textes, des sons, des images transitant sous forme numérique. Cette communication entre ordinateurs de marques et de types souvent différents a été rendue possible grâce à un langage commun appelé protocole TCP/IP. Simple protocole informatique qui permet à des données numérisées de voyager sur n'importe quel type de réseau, Internet désigne ainsi aujourd'hui par extension le réseau des réseaux qui maille toute la terre. Fabuleux réseau d'échanges puisqu'on estime aujourd'hui à 40 millions le nombre d'utilisateurs de par le monde. Plus de 4 millions de sites ainsi reliés donnent accès à des centaines de milliers de banques de données que le bibliothécaire doit gérer mais surtout distiller pour en faciliter l'accès.

Internet deviendra rapidement une nécessité et une priorité car il représente une réelle révolution dans les schémas bibliologiques traditionnels. L'apparition des bases de données et des catalogues en ligne représentaient une mutation et un progrès technique mais la rupture avec l'imprimé n'était pas radicale. Avec l'avènement des réseaux, de l'hypertexte et du multimédia, le changement est d'une autre ampleur. Il affecte les objets et les formes, modifie les processus de création, de fabrication, de diffusion et d'appropriation de l'écrit. Le World Wide Web, littéralement "la toile d'araignée mondiale", soit l'ensemble des milliers de serveurs à travers le monde, reliés par des liens hypertextes a réellement permis un accès plus convivial à l'information électronique et illustre par là-même le concept de réseau des réseaux. Mis au point par le CERN, le langage de description de document baptisé HTML devenu aujourd'hui la norme du WWW est une application des théories de l'hypertexte. Un simple clic sur le sujet qui nous intéresse pour accéder automatiquement aux informations correspondantes, un peu comme un index automatique. La souris n'est alors rien d'autre qu'un facilitateur technique de l'interactivité. La grande force du WEB repose sur cet accès qui s'effectue non seulement n'importe où dans le document en cours, mais également vers un autre document, que celui-ci réside sur le même serveur ou sur un autre. Cette connexion qui demande parfois un certain temps, s'établit de manière pratiquement transparente à l'utilisateur qui navigue automatiquement entre les serveurs. De l'hypertexte il n'y a qu'un pas vers l'hypermédia puisque l'accès à l'information peut aussi s'effectuer par la sélection de dessins ou d'illustrations.

Avec Internet, la bibliothèque virtuelle n'est plus un mythe et constitue par là-même un enjeu pour les établissements documentaires de service public. Ce système recoupe en effet une multitude de réseaux aussi bien régionaux, nationaux que continentaux. Internet réunit tous les atouts d'une part pour revenir au rêve encyclopédiste des philosophes du XVIIIe siècle, d'autre part au Répertoire Bibliographique universel qu'avait imaginé à la fin du XIXe siècle Paul Otlet, auteur d'un Traité de documentation, ce célèbre bibliologue belge est également à l'origine avec Henri Lafontaine de la Classification décimale universelle. Sur ce réseau global, on peut ainsi avoir accès à des millions de références, à des informations scientifiques et à des moyens de recherches sophistiqués et puissants à partir d'un simple PC connecté au réseau. On assiste très probablement à une révolution culturelle aussi importante que la mise au point des caractères mobiles et le passage du manuscrit à l'imprimé il y a 550 ans. D'un côté, le monde de l'information et son corollaire le système de la censure, des privilèges et du contrôle préalable. De l'autre, un monde de la communication qui semble plus ouvert et moins contrôlable à priori.

Les bibliothèques se doivent elles aussi d'investir cet espace de convivialité et remplir leur mission d'éducation permanente et d'ouverture culturelle. On a d'ailleurs tout lieu de penser qu'elle lui échappe par manque de dynamisme ou de subside puisque ce rôle semble actuellement récupéré par les Cybercafés. Ces derniers reprennent en réalité le rôle occupé par les cafés littéraires puis les cabinets de lecture qui avaient justement pour fonction de permettre aux consommateurs de rencontrer des gens, de lire le journal et de répondre à leur courrier. Ainsi, au cours de la première moitié du XVIIIe siècle, les cafés étaient le lieu des amateurs de discussions politiques et littéraires. A la fin du XVIIIe siècle, face aux académies officielles et aux cénacles plus fermés, le café littéraire avait permis l'éclosion d'un nouveau type d'écrivain, l'homme de lettres vivant de sa plume et non plus protégé et pensionné d'un prince. Quant aux cabinets de lecture qui virent le jour au début du XIXe siècle, ils se rapprochent de nos salles d'actualité ou salles de lecture. D'abord établis pour la lecture des journaux, les cabinets littéraires prirent ensuite l'habitude de donner à lire des livres nouveaux moyennant une contribution. Le CyberCafé remplit le même but mais avec d'autres moyens.

Le nouvel Arrêté du Gouvernement de la Communauté française de Belgique relatif à l'organisation du Service public de la lecture (15 mars 1995) évalue en termes de résultats la mise à disposition des usagers des techniques optiques de recherche documentaire en salle de lecture par la mise en place de CD-ROM et CD-I. Ces technologies de l'information, récentes mais assurément pas nouvelles, ont ainsi enfin droit de cité dans nos bibliothèques qui ont toutes du mal à s'adapter aux nouveaux médias. Quand on songe au nombre de bibliothèques publiques non encore informatisées! Après ceux de 1947 et de 1972, et face à l'explosion de l'information et des nouvelles technologies, le nouveau Manifeste de l'Unesco sur la bibliothèque publique va plus loin et insiste sur le recours à tous types de médias appropriés et à toutes les technologies modernes. En effet, l'utilisation des ressources offertes par le réseau est tout simplement une autre façon d'obtenir l'information. Dans ce contexte, la bibliothèque publique a aussi pour mission la fourniture de services d'information appropriés aux entreprises, associations et groupes d'intérêts locaux et l'acquisition de compétences dans le domaine de l'information et de l'informatique.

A la question de la mise à disposition du public des bibliothèques de ce nouvel outil de communication et de recherche d'informations, Michel Melot, le très branché ex-Président du Conseil Supérieur des Bibliothèques de France, m'indiqua récemment les trois problèmes auxquels le bibliothécaire sera confronté : l'ergonomie, la tarification et les usages. A l'heure actuelle, les questions d'ergonomie sont de mieux en mieux résolues avec des interfaces relativement conviviales telles Mosaïc ou Netscape. Les questions de tarification commencent à se poser. Ce point sera sans aucun doute au centre de nombreuses discussions.

Pour ma part, j'estime que toute politique en matière de tarification de l'information doit viser deux objectifs principaux. D'une part, couvrir les coûts des traitements de l'information dans les cas d'exploitation spécifique à l'intention d'un usager en particulier, la demande étant clairement personnalisable. D'autre part, décourager une demande mal motivée et trop abondante. C'est alors un coût de dissuasion. Dans une perspective d'ouverture d'un tel service, on sera ainsi amené à examiner d'un point de vue nouveau l'une des grandes controverses qui agitent périodiquement la profession: un service d'information public peut-il être payant? La somme demandée, quelle que soit son importance, devra viser à couvrir une partie des dépenses engagées. Il est entendu qu'une bibliothèque publique n'a pas de but lucratif. Comme pour tout autre produit ou service, on peut imaginer pour l'information différentes couches de clientèle:
1°) un marché étroit à la solvabilité forte pour un produit élaboré identifié par les décideurs, les services de recherche et développement des entreprises, les sociétés de service, etc...;
2°) un marché plus large et en augmentation constante à la solvabilité adaptée à un produit courant répondant aux besoins réels de la demande identifié par les services d'information des entreprises, les entreprises publiques et dans une certaine mesure les particuliers;
3°) une clientèle non solvable aux besoins importants: enseignants, chercheurs, etc., demande qui doit être satisfaite par une politique "sociale" de l'information. Cette troisième catégorie semble être la clientèle privilégiée touchée par la bibliothèque publique.

Quant au troisième problème soulevé par Michel Melot, à savoir la question des usages, les premières expériences faites dans les pays nordiques, notamment en Finlande, sont extrêmement intéressantes. On distinguerait en effet trois types d'usagers:
1°) les curieux, qui exigent une assistance lourde de la part du bibliothécaire et auxquels on ne pourra sans doute pas répondre de manière individuelle dans l'immédiat
2°) les spécialistes qui sont autonomes et qui, en revanche, s'avèrent d'excellents informateurs pour les bibliothécaires eux-mêmes
3°) Les personnes qui désirent non pas consulter des fichiers mais au contraire diffuser leurs propres messages et s'en servent comme d'un bureau de poste. La question est donc posée du rôle du diffuseur que la bibliothèque publique ne pourra éviter dans ces nouvelles configurations. La demande sera sans doute forte de la part des associations, des amateurs ou, comme cela s'est déjà vu des écrivains débutants ou des clubs de poètes qui se constituent en forums sur Internet.

Sur ce point deux thèses coexistent. Les uns prônent un accès complètement libre aux utilisateurs, les autres, une utilisation limitée à certains services. Dans les services d'accès public, la messagerie électronique n'est généralement pas accessible. Deux autres services me semblent également difficiles à offrir, il s'agit d'une part de l'International Relay Chat qui offre la possibilité de dialoguer de manière interactive avec plus de 3.000 utilisateurs connectés au même moment, d'autre part des Newsgroups ou Forum, soit ces quelque milliers de thèmes de discussion qui s'articulent autour de plusieurs catégories. A mon sens, ces services sont de nature idiosyncratique et sont de ce fait en totale symbiose avec le monde de la communication alors que la bibliothèque se réfère plutôt à la sphère de l'information. Lorsqu'initialement, je faisais référence à l'absence de censure, il va sans dire qu'un censeur est pourtant souvent très apprécié. Il permet, dans le cas des listes de discussion dite modérées de ne pas permettre la circulation de textes qui apportent du bruit documentaire à la discussion. Lorsque le choix de l'URL est laissé à la discrétion de l'usager, un autre moyen de contrôle ou de dissuasion est de placer l'ordinateur à proximité du bureau des renseignements ceci afin d'éviter l'égarement dans quelque serveur tout à fait en dehors des missions documentaires d'un service de référence. Autre phénomène de censure préalable est la mise au point de pages d'accès limitées à certains services jugés nécessaires par le bibliothécaire. Comment concilier d'une part la liberté de l'utilisateur, d'autre part la prescription?

Les bibliothécaires se posent de nombreuses questions tant d'ordre technique que d'ordre philosophique sur ce que devient leur mission devant le développement des réseaux. Internet et les réseaux en particulier remettent en question notre métier et nous donnent l'occasion de réfléchir sur les nouvelles formes que doivent prendre l'information et la communication avec les lecteurs. Les bibliothécaires se doivent de défricher le terrain, de constituer des menus, de sélectionner les bonnes adresses, ce qui demande un énorme travail d'exploration du réseau. L'objectif final est la création de menus faciles d'accès, en français, et appropriés au type d'établissement. Généralement, la page d'accueil ou home page présentera les ressources propres à la bibliothèque, ensuite la liste des principaux serveurs dans les disciplines qu'elle couvre par son fonds de livres et le public cible, depuis la bibliothèque publique jusque la bibliothèque spécialisée.

L'introduction d'Internet dans les institutions est à l'instar de celle des nouvelles technologies vecteur d'un certain malaise puisqu'il exige de redéfinir notre rôle. Le problème essentiel réside souvent dans l'absence de personnel compétent. Il nous faut apprendre à exploiter l'outil, c'est-à-dire à l'explorer, le tester et sélectionner l'information pertinente. Devant cette bibliothèque sauvage, véritable forêt vierge de l'information qui contrairement à celle d'Amazonie ne cesse de s'amplifier, les bibliothécaires généralistes doivent acquérir de nouvelles compétences pour servir de guides à leur public. Comment faire le tri dans cette masse? Comme pour un fonds de livres, il nous faut gérer les informations véhiculées par cet immense réservoir de données et guider les utilisateurs dans un labyrinthe où tout se côtoie, le meilleur comme le pire. Notre rôle sera comme à l'accoutumée de savoir conseiller et guider les lecteurs dans les différents univers documentaires. Nous devons de toute façon aller de l'avant et anticiper les demandes jusqu'au moment où les lecteurs se seront appropriés ce nouveau moyen de communication. En qualité de médiateur, nous nous devons d'explorer les services utiles au grand public. Nous devons à tout pris éviter que ne s'installe une information à double vitesse. Aussi, notre rôle est-il de mettre à disposition ce nouveau moyen de d'appréhender l'information. Dans l'optique de la bibliothèque, Internet doit ainsi s'intégrer dans un processus de recherche documentaire et à l'ensemble des autres supports.